dans le silence, suite...
De retour dans la stabulation, il me faut peu de temps pour comprendre. Un
veau gît juste derrière la vache, petit. En quelques secondes, je suis en
action. Mais avant de le toucher, je sais déjà ce qui se passe. Elle l'a posé
sans difficulté, presque sans s'en rendre compte puisqu'il est contre une autre
vache qui n'a pas bougé alors que lorsqu'une vache travaille vraiment, les
autres s'écartent... A trois mètres, je sais déjà qu'il n'est pas vivant et que
cela ne date pas de l'instant, mais de plusieurs heures. Sa taille est sans
ambiguïté, il y en a forcément un second. La vache se relève dès mon approche.
J' imagine qu'elle n'a pas envie de me voir la toucher. Pourtant, il faut que
je passe la main. Je la fais retourner vers le veau de façon à lui faire
lécher. Quand c'est chose faite, je me glisse derrière et je réussis à enfoncer
le bras. Dans le bassin, il y a une tête et rien de plus. Le second veau ne
peut sortir ainsi. Tout doucement, je glisse sur le côté en suivant l'épaule
gauche. Je retrouve la patte du même côté et je la ramène en repoussant tout le
corps en arrière pour contrer les contractions. Dès que la patte est alignée,
celles-ci reprennent de plus belle. Je sais déjà que le veau est mort, il n'a
aucune réaction. Je glisse alors le long de l'épaule droite. La violence des
contractions m'empêche pendant plusieurs minutes de ramener la patte. J'essaye
de repousser le veau, mais j'ai beaucoup de mal. Finalement, je parviens à
remettre tout en ordre en sortie. Le reste est un jeu d'enfant. Comme je m'y attendais,
le second n'a pas un souffle de vie. Je les sors de la case, très déçu !
Cette vache est probablement la plus "belle" du troupeau . Mais ce
n'est pas la meilleure mère, elle est peu laitière. Depuis plusieurs jours, je
la voyais gênée, mais je ne pouvais rien faire. Lorsqu'elle était couchée, les
veaux appuyaient si fort sur le diaphragme qu'elle respirait avec un bruit de
locomotive. Pourquoi se sont-ils décrochés ? Je ne le saurai jamais... Je sais
juste une chose, c'est qu'il fait vraiment froid en retraversant la cour pour
rentrer me laver à la maison, bras droit dénudé et mouillé jusqu'à l'épaule !
La réussite ne tient souvent à rien ! Il y a des jours comme cela ! Le
matin précédent cette nuit agitée, je ne remarque d'abord rien dans la case des
veaux les plus âgés. Puis en passant une seconde fois une minute plus tard, je
vois un veau étendu. Là où il est , ce n'est pas normal. Je passe dans le lot,
il est mort. La veille au soir, quand j'ai paillé, il courrait avec les autres.
Je le sors et je demande au vétérinaire de passer. Une autopsie s'impose dans
ces cas. Dans l'heure qui suit, en attendant la visite qui n'a pas caractère
d'urgence, je repasse mille fois tout en revue... Qu'ai je loupé ? Nous
craignons toujours des maladies, les abcès ou d'autres problèmes plus ou moins
contagieux... Je ne vous décrirai pas une autopsie en ferme. C'est plus
sommaire que dans NCIS le vendredi soir...
Mon vétérinaire fait la même chose que
Boules de Fourrures, il y a un an... Je suis impressionné, car tous les
organes sont particulièrement propres. Ce n'est absolument pas repoussant. Il
ne trouve rien qui puisse expliquer la mort et en déduit un accident, sans
doute un coup d'une vache. Je lui lâche alors un " Je préfère ainsi, mais
cela me fait tout de même ch*** !" Il me répond que la formule correspond
bien à la situation. Je laisse ainsi transparaître mon amertume. Je ne peux pas
faire mieux en terme de condition d'élevage et pourtant. Cela résume bien la
vie avec la nature. Rien n'est jamais acquis, rien n'est jamais sûr ! Il faut
toujours lutter et même avec un maximum de précautions, le risque zéro n'existe
pas !
Ainsi va notre métier. Il faut être capable de prendre du recul. J'ai eu un
peu de mal à oublier tout cela. Pendant encore quelques jours, il y aura une
petite appréhension à chaque fois que je traverserai la cour pour aller voir
les animaux. " Que vais je trouver ? " Cela me hante si fort que
je me lève plus tôt et y vais plus souvent. Certains pourraient croire que
c'est par calcul ! Mais en fait non, on est si loin de la vente. Non,
c'est de l'humilité par rapport à la fragilité de la vie. C'est un pincement au
coeur d'entendre une mère appeler son veau dont on sait qu'il n'est plus là !
Nous n'avons pas le droit de nous apitoyer, ni de nous attacher.
De toute façon, quelle est la part entre l'instinct de protection et une
douleur ressentie d'abord par le fait de posséder une conscience, d'être intelligent ?