"les paysans", la révolution silencieuse
J' ai regardé une nouvelle fois le premier épisode de la série "les paysans" ! ( Cette nuit de lundi à mardi, il y aura le troisième sur FR3... Avis aux amateurs )
J'en retiens plusieurs choses sur lesquelles je reviendrais une autre fois, mais ce soir, c'est l'idée principale que je voudrais développer, enfin la façon dont je l'analyse personnellement...
Tout d'abord, je me rends compte de l'énorme révolution qui s'est vécue en quelques décennies dans les campagnes.On a du mal à imaginer aujourd'hui. C''est un saut d'un siècle qui s'est vécu en deux ou trois décennies. Mes souvenirs les plus anciens remontent aux temps des chevaux et aux jurons qui accompagnaient leur passage sur les chemins, comme le cliquetis régulier des fers sur le goudron ou les cailloux. J'avais 5 ou 6 ans, mais je m'en souviens très bien ! L'année suivante, j'accompagnais les voisins métayers pour les travaux des champs. Comme je regrette qu'il n'y ait pas de photos. Ils avaient déposé les ridelles du char, remis des planches sur les côtés et ils avaient chargé le fumier à la main . Le lendemain matin, après le pansage et les 10 h, ils m'avaient emmené avec eux à " la chaume" . Le cheval avançait lentement, un 'ooooh" était lancé et il s'arrêtait le temps de faire tomber le fumier en tas avec un accroc. Un "hue" et le cheval avançait... Un mois après, nous étions remontés écarter les tas à la fourche. Et dire que maintenant, j'épands avec un épandeur de 10 T, du fumier chargé en quelques minutes avec le tractopelle ! Je fais en 1 heure ce qu'ils faisaient en plusieurs jours à trois. Je peux passer à des endroits inaccessibles pour les chars de l'époque, les roues cerclées étant trop étroites pour rouler sur des terrains humides sans s'enfoncer définitivement...
( Cette roue à rais est apparue au XII è siècle ! Elle équipait tombereau et chars sur ma ferme jusq' en 1965 avant d'être remplacée par des pneus ! C'est dire que les changements...)
Pourquoi revenir sur cet exemple ?
Pour une première raison que j'avais à peine mesuré avant de rencontrer Karine puis de revoir ce film... La génération qui a porté cette révolution est en train de disparaître et elle emmène avec elle le témoignage de cette époque. Comme je regrette que ce blog arrive trop tard pour interroger mon père. Sa maladie ne me permet plus de parler de cette période. Son expérience unique, à mes yeux, va s'éteindre ! Mais j'ai déjà pris quelques contacts. Aux beaux jours, il faut que je prenne le temps d'aller interroger les anciens voisins pour reconstruire ce qui s'est passé ici, entre la guerre et maintenant. Pour la mémoire collective, pour l'histoire et surtout pour comprendre...
Car la seconde raison de ce retour en arrière est bien de comprendre ce mouvement du passé pour mieux rebondir aujourd'hui, s'il n'est pas déjà trop tard ! Je l'ai maintes fois écris, mais on n'insiste pas assez là-dessus. Au sortir de la guerre, il y avait les tickets de rationnement. On ne peut pas imaginer aujourd'hui, en Europe, ce que le mot "famine" veut dire ! Mais quand, à chaque fois que petit, je faisais la moue devant un plat qui ne me plaisait pas, j'avais droit au discours : " Pendant la guerre et juste après, nous..." Et à chaque fois, la gravité du ton chez mes parents, mes grands parents et autres oncles ou tantes , ne laissait pas planer de doutes sur la souffrance endurée. Encore aujourd'hui, lorsqu'on évoque des noms comme " topinambour" on sent bien un blocage et un rejet. Oui manger à sa faim, et varié, est un luxe d' à peine soixante ans, c'est à dire pas si vieux que cela. L' Europe de l'ouest était déficitaire dans des proportions inimaginables aujourd'hui. Et pour l'Europe des 6 naissante, l'indépendance alimentaire semblait vitale ! Aux allemands l'industrie, aux français l'agriculture ! Cette répartition des rôles a conduit à la PAC de 1960, aux lois d'orientations agricoles de l'époque, au financement de l'agriculture par l' Europe.
Je m'attarde sur la chose pour bien mettre en valeur l'attente de la société du moment et pour revenir plus tard sur son évolution que nous, les paysans, n'avons pas entendus, pas anticipé et à laquelle il nous est si difficile de répondre aujourd'hui, tant elle est diffuse , éclatée et souvent contradictoire. Car le film de Karine et Gilles, dans sa première partie met très bien en valeur ce qui a été au départ une formidable aventure et un défi qui fut relevé de façon presque trop réussie , trop rapide ! La plupart des paysans regrette cette période, non pas pour le côté technique mais tout simplement parce que les choses étaient claires, les objectifs simples et partagés par tout le monde. Et qu'ils étaient fiers d'être porteur du progrès...
Cette révolution silencieuse a été rendue possible par la conjonction de 5 phénomènes :
Tout d'abord, l'arrivée des premiers tracteurs, grâce au plan Marshall, donc de la mécanisation et de la technique, allait rendre le travail moins pénible et permettre de travailler plus efficacement en terme de productivité...
En parallèle, c'est le second élément, et cela a beaucoup pesé ici, avec les villes voisines où il y avait les houillères et de très grandes usines sidérurgiques avec une noria de petites entreprises sous-traitantes: il y avait du boulot pour ceux qui ne restaient pas sur la ferme. C'était l'époque des trente glorieuses, presque pas de chômage... D'ailleurs cette proximité peut expliquer pourquoi certaines choses, comme le remembrement, ne se sont pas pratiquées ici, pas seulement par la réticence de certains. Tout le contraire de l'ouest, où les paysans étaient condamnés à s'adapter pour ne pas partir. Ils ont du restructurer, passer souvent en ateliers "hors sol" pour pouvoir survivre malgré le manque de terre. Ici, rien de tout cela, mais il est vrai qu'il y a d'autres raisons sur lesquelles je peux revenir si vous le souhaitez ! L'histoire, toujours l'histoire...
Le troisième élément est peut être le plus important, c'est le phénomène "JAC" ! Imaginez un instant le mode de fonctionnement des fermes à l'époque ! Il n'y a pas de formation pour devenir paysan. C'est dit dans le film, les jeunes reviennent à la ferme dès le certificat d'étude en poche car "on a besoin de bras et cela évite les commis" ! Seule l'expérience compte et celle-ci est donc détenue par le plus âgé ! L'agriculture de l'époque était toujours régie par un système patriarcal ! Chez les métayers, dont je parle plus haut, c'est le "grand père" qui commandait tout. Rien en se faisait sans son accord. C'est lui qui décidait si on fauchait, si on labourait, ce qu'on semait... Il n'y avait pas de retraite effective, au sens où les gens cessent de travailler. Les générations restaient sur la ferme, vivant toujours au même endroit, travaillant de la même façon et toutes logées dans la même maison... J'ai entendu des témoignages poignants de femmes qui en se mariant se retrouvaient sous la coupe d'une belle mère, voir même de la mère de la belle mère ! Le pouvoir se transmettait à la mort du patriarche, souvent en sautant une génération. Le petit fils étant déjà dans la force de l'âge tandis que le fils était déjà déclinant à cause de l'âge. Le jeune , lui, était relégué au rôle de corvéable à merci, "pour apprendre" et parce qu'il était fort. Donc grâce à la JAC, bien au delà de l'aspect religieux, c'est l'émancipation des jeunes générations qui a été promue. Cette émancipation s'est imposée par la formation, la confrontation des idées et des méthodes, l'innovation ! L'achat du tracteur en est le symbole visible mais en fait, tout dans la façon de travailler a changé. L'ordre séculaire des choses, des méthodes a été balayé, bouleversé en une génération. Les jeunes ont pris le pouvoir ! C'est en cela que le CNJA de l'époque va devenir porteur d'un vrai projet agricole et prendre d'assaut la très conservatrice FNSEA. C'est aussi à partir de ce moment que cette dernière va devenir incontournable dans le monde paysan ! ( Mais est elle encore portée par ce souffle aujourd'hui ? J'y reviendrai ) D'autant qu'un autre élément va intervenir de façon déterminante !
Je l'ai déjà évoqué un peu plus haut : L' Europe manque de nourriture ! Elle a besoin d'acquérir une autonomie alimentaire. Elle se sent fragile, il y a le rideau de fer ne l'oublions pas ! Pour relever ce défi d'une société qui veut que cela change, un jeune ministre va mener une action politique exceptionnelle : Edgard Pisani. L'intelligence de ce monsieur, c'est d'avoir cru aux projets et à la capacité des jeunes de la JAC pour porter la révolution verte. Il faut dire que lorsque c'est une profession qui porte un projet d'adaptation, les choses sont beaucoup plus faciles ! Mais il aurait pu écouter ses services ou les plus anciens qui ne voulaient pas entendre parler de changements. Il a su choisir, faire confiance pour mettre en place un mode de fonctionnement politique unique en France, quoique courant dans l'industrie allemande : La cogestion !
Enfin, la société toute entière est en plein bouleversement. On entre dans l'ère de la consommation qui sera suivie par celle des loisirs. C'est l'arrivée du formica chanté par Ferrat avec les paroles de la "montagne". Les premières machines à laver le linge apparaissent. A la maison également, il y a un besoin justifié de modernité. Femmes et filles veulent s'affranchir des corvées les plus dures. Elles joueront un rôle plus qu'essentiel dans la révolution verte, déterminant au regard du vécu des 40 dernières années, du moins pour celles qui resteront. En voulant se rapprocher d'un mode de vie plus proche de celui de leur amies, elles vont provoquer un changement radical dans les campagnes ! Ce seront elles qui imposeront une autre façon de voir et de pratiquer le métier...
Je suis un peu long, je m'en excuse, mais ce premier épisode m'a beaucoup fait réfléchir sur la conduite gouvernementale de notre pays et la façon de faire de la politique. Quelle place pour les corps intermédiaires, l'administration,? Comment conduire de vraies réformes ? Si je me place avec cette perspective de l'histoire, je remarque que la conjonction de ces 5 éléments et peut être d'autres que j'ai oublié, a permis une révolution silencieuse majeure. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas eu des grincements de dents, des conflits, des réticences voir sans doute des gestes plus durs ou désespérés. Mais globalement, l'agriculture a franchi un siècle en deux décennies. On a calculé que le gain de productivité global est de 7% annuel depuis 1950. C'est énorme. Cela a permis à la part du coût de l'alimentation dans le budget moyen des ménages de passer de plus de 40% à probablement moins de 15 % aujourd'hui. Une autre façon de mesurer l'évolution du pouvoir d'achat. Autant de gains dont toute la société a pu profiter permettant des dépenses dans des postes nouveaux, la voiture, les loisirs.... Mais cette révolution a eu un coût pour les campagnes : La désertification ! Cette extraordinaire mutation a peut être été trop rapide puisque dès les années 80, on était devenu excédentaire dans toutes productions en Europe ! Personne n'avait anticipé la capacité d'adaptation d'un monde qui paraissait si statique depuis toujours. Résultat, il n'y a pas eu de nouveau projet agricole construit par la profession. On est resté sur les mêmes ressorts que ceux de 1960 et on a manqué les virages.... La technique paraissait pouvoir toujours tout régler, mais avec dame nature et les hommes, c'est plus complexe que cela... Et les politiques ont repris le dessus !
La grande leçon de l'histoire agricole des années 60 est que tout devient possible à condition de toujours partir de la base ! Ce sont les jeunes paysans de l'époque qui ont bâti leur avenir. Je ne crois plus du tout aux réformes imposées, aux grands discours creux, dictés par des experts, compétents peut être en terme de macro économie, et encore, mais ignorant le détail de la micro entreprise qu'est une ferme. En réfléchissant à leur avenir, en s'ouvrant à l'innovation, en regardant ce qui se passait ailleurs, les jeunes paysans ont pu proposer un projet repris par la première PAC. C'était leur projet ! Les politiques de l'époque y ont cru et ont eu l'intelligence de les aider. La mise en application a donc été immédiate chez beaucoup. La loi les aidait au lieu de les contraindre. C'est tout le contraire de ce qui se passe aujourd'hui, où tout vient d'en haut, décidé par des conseillers et des énarques qui n'ont aucune idée des effets de leur préconisation ! Une société ne peut réussir son adaptation que si tout le monde peut se prendre en charge et participer à l'élan commun nécessaire. J'appelle cela la responsabilisation individuelle ! J'ai l'impression que depuis les années 80, les paysans subissent les mutations plus qu'ils ne participent à une construction politique qui soit la leur...
Je reviendrai sur tout cela, point par point... C'est ma lecture personnelle, elle peut être contestée, discutée, bien entendu !