Pour comprendre la crise agricole actuelle, il faut regarder dans le rétroviseur... Ce billet fait suite à une demande locale de témoignage de ma vie professionelle et de mes engagements, d'où ma signature. J'ai écris cela en novembre 2023. C'est long, mais l'expérience d'une vie ne se résume pas en un paragraphe...
Témoin de 60 ans d'agriculture à Toulon sur Arroux (71)
Un coup d’œil dans le rétro de ma carrière permet de mesurer la formidable évolution technique vécue en 60 ans dans notre campagne et l'interaction permanente avec les choix politiques et les attentes sociétales. Ainsi, j'ai pu observer, puis vivre, le passage du cheval au tracteur donc le bouleversement qui en a découlé mais pas que...
La mécanisation :
En 1964, à la Tour du Soir, il y avait 3 chevaux de trait pour effectuer les travaux des champs, 7 en prenant en compte le Soir et la Montagne , ce qui a constitué ma ferme ensuite...
L'évolution du chantier des foins est très révélatrice. En 1964, le foin se récoltait en quasi vrac avec une petite presse à 1 lien tirée par les chevaux. Le passage en bottes de basse densité (2 liens) en 1966, à la moyenne densité (2 liens dans la longueur et couteaux latéraux) dans les années 70 puis au round-baller en 1976 permet de mesurer la révolution agricole dans nos fermes. La main d’œuvre nécessaire pour cette opération qui durait un mois et demi, était le facteur limitant de nos fermes. Les petites bottes, très sensibles à la pluie, devaient être rentrées dans la journée, nécessitant l'embauche de villageois. Ce changement de la taille des bottes à manipuler, de 4 à 400 kg, a permis la mécanisation intégrale du chantier. En une douzaine d'année, les contraintes changeaient, l'opération se réduisant alors à une quinzaine de jours avec 1 seul intervenant sur un tracteur. Cela a été un des facteurs déterminants de la spécialisation vers l'élevage bovin de notre village.
On peut dire la même chose de la moisson. Je n'ai jamais participé aux battages, j'étais trop jeune mais j'y ai assisté. Ensuite, j'ai vu arriver la première moissonneuse batteuse en 1965 où on mettait la récolte en sac de 80 à 100 kg, avant de passer au vrac quelques années plus tard avec une nouvelle machine. Depuis, seule la taille des engins change, donc les débits, les principes demeurent les mêmes...
Un autre travail des champs a été bouleversé par l'arrivée des tracteurs : le labour. Avec les chevaux, une grosse journée permettait de labourer 40 ares, donc un ha tous les deux jours et demi. Avec la petite bi-socs derrière un MF825 , on est passé à 6 heures par ha, et depuis, on ne cesse d’accélérer l'opération ! J'ai terminé à 2H /ha et on fait beaucoup mieux aujourd’hui.
Je pourrais multiplier les exemples. Mais je voudrais insister sur un point majeur que j'ai toujours gardé de ces expériences vécues : NON , ce n'était pas mieux dans le passé ! Ces travaux étaient très pénibles et nous mobilisaient tout l'été à temps plein. Pas de vacances, juste les journées de pluie pour s'échapper et rendre visite à des cousins en vacances... J'en tire un immense respect du travail d'antan où le savoir-faire primait pour réussir !
La révolution des bâtiments d'élevage pour l'hivernage des animaux.
Dans les années 60, la structure des bâtiments était très codifiée depuis un siècle environ. La plupart des fermes de notre commune était constituée de bâtiments aux usages bien distincts. Plusieurs générations logeaient dans la même maison. Un bâtiment séparé de une ou deux étables avec fenil au dessus pour loger le foin. Une grange pour ranger le matériel et les gerbes de céréales avant le battage. Des poulaillers, une porcherie avec une bassie, des clapiers... Le grain était stocké sur le grenier de la maison et tenait lieu d'isolant au moins au début de l'hiver...
Les vaches restaient donc attachées tout l'hiver. Avant l'électricité, elles étaient lâchées deux fois par jour pour les faire boire soit à une auge de la cour, soit dans un ruisseau voisin de la ferme. J'ai connu les baquets que mon père remplissait avec des seaux au seul robinet du bâtiment ! Puis les abreuvoirs « automatiques » partagés par deux bovins et enfin les niveaux constants. Une corvée de moins.
La propreté des animaux, donc leur bonne santé, nous obligeait à les curer deux fois par jour pour retirer le fumier. J'ai pratiqué ce curage à la main, avec la brouette qu'il fallait pousser sur la planche de plus en plus inclinée avec l'évolution de la taille du tas. Et pas question de laisser ce tas monter à la sauvage, il fallait le faire au carré, histoire de prouver sa fierté du travail bien fait. Ensuite sont venues les chaînes de curage qui serpentaient derrière les animaux, dans les vieux bâtiments avec la galère des déraillements fréquents, avant d'être plus rectilignes, donc de curer plus d'animaux dans des étables entravées dites « neuves ».
La grande nouveauté dans ces dernières était de pouvoir nourrir les animaux « par devant ». Finis les fourchées lancées dans les râteliers en passant par dessus les animaux ou les rasses de betteraves portées dans la crèche en passant entre eux avec les risques de se faire culbuter et de prendre des coups. Avec l'avènement des couloirs d'alimentation est venu celui de la mécanisation permettant l'utilisation des ensilages...
Mais le bouleversement majeur des bâtiments a été le passage à la stabulation libre. En 1960, il semblait inconcevable que les animaux ne soient pas attachés en hiver, ne serait ce que pour intervenir pour les vêlages et l'allaitement des veaux ! Dès 1995, seulement 20 ans après la construction de l'étable « neuve » de mon père, elle était déjà obsolète. Je n'ai plus eu d'animaux attachés ! Un vrai défi au début car les moyens de contention étaient très limités. Cela marque un changement radical de la relation avec les animaux, avec l'inconvénient de les manipuler moins facilement, mais l'énorme avantage de leur laisser un maximum d'autonomie. Cela a eu des conséquences majeures dans les conduites d'élevage comme la recherche de vêlages faciles qui a supplanté progressivement la course à des animaux les plus « conformés » et les plus lourds possibles. Le nombre de vêlages par personne travaillant sur la ferme, le nouveau facteur limitant depuis l'arrivée des round-baller sur nos exploitations a alors été repoussé de façon plus que significative ! D'ailleurs la question du nombre optimal à rechercher reste ouverte aujourd'hui encore... Les anciens bâtiments centenaires, belles constructions en pierre, faute de pouvoir y faire évoluer les tracteurs, sont devenus obsolètes. Ils sont voués à une reconversion pour l'agritourisme, à accueillir des néo-cruraux ou s'effondrer lentement....
La spécialisation des productions :
C'est le troisième point sur lequel je voudrais insister tant la révolution a été rapide. En 1960 et jusqu'en 1980 environ, les fermes locales produisaient de multiples biens alimentaires. Il y avait des vaches allaitantes déjà , mais aussi des vaches laitières, des moutons, des chèvres, des cochons , des volailles, des lapins... D'où une certaine autarcie, nos familles prélevaient beaucoup pour se nourrir et vendaient les surplus de ce qui n'était pas les productions principales, viande et blé... Les jardins étaient conséquents. Les cultures étaient très diverses , allant du blé à l'avoine en passant par la betterave fourragère ou la pomme de terre de plein champ. Les travaux liés étaient très répartis sur l'été.
Les habitants de Toulon, Gueugnon ou Montceau venaient au « ravitaillement » , ou bien on allait au marché de Gueugnon pour vendre. Aujourd'hui, on essaye de relancer ces circuits courts détruits par l'arrivée des supermarchés. Outre les prix, ces derniers sont pratiques car ils permettent de tout trouver en un seul lieu et ils affranchissent de la saisonnalité des produits grâce aux importations. Mais ils ont éloignés les consommateurs des producteurs. Comment retisser les échanges qui existaient depuis toujours dans nos contrées ?
Tous ces changements à marche forcée n'ont pas eu que des bénéfices pour les agriculteurs de notre commune. Pour financer ces investissements de plus en plus coûteux, il a fallu s'endetter souvent plus que de raison. Mes 15 premières années d'exploitation ont été vécues sous le joug des échéances d'emprunts qu'il fallait honorer. Même quand les épizooties ou les contre-temps météo venaient jouer les troubles fêtes. Dans les faits, ma génération n'a pas été gagnante dans cette période. Elle a essuyée les plâtres de la réussite de la génération précédente, faute de nouvelles perspectives claires. Conséquence, trop de nos enfants font d'autres choix de carrière..
Car la mécanisation n'a pas été le seul facteur de cette révolution. Changements sociétaux, politiques... le mode de vie a radicalement changé en 60 ans ! J'y ai été confronté, sur ma ferme comme dans la prise de responsabilités professionnelles, riches de rencontres et d'expériences qui me permettent de risquer quelques analyses...
Le changement des modes de consommation de la viande :
L'emploi des femmes, l'allongement des trajets entre domicile et lieu de travail entraînant une restauration hors foyer, la facilité des plats cuisinés ont bouleversé les modes de consommation. Cela s'est traduit, sur 60 ans, par une baisse considérable du temps consacré à cuisiner. La préférence pour la viande à griller, vite cuite, a posé un problème majeur pour écouler les morceaux « à bouillir » comme le pot au feu, trop long à cuisiner. 40 % des carcasses bovines se trouvaient sans débouchés.
La réponse industrielle a été trouvée avec le steak haché surgelé ! On mélange et on hache tous les morceaux qui ne peuvent pas être vendus en beefsteak conditionnés en barquette. Ce haché se retrouve partout, dans les cantines comme dans les burgers des fast-foods ou des restaurants. Dans les plats cuisinés également ! 60% de la viande consommée en France aujourd'hui est vendue sous cette forme, la rendant anonyme : C'est la stratégie du « minerai ». Un produit impersonnel produit avec des viandes le moins cher possible pouvant venir du monde entier donc nous plongeant dans la concurrence mondiale, illisible pour le consommateur.
Cette facilité pour transformer un animal a eu des conséquences majeures. Dans notre village de 1600 habitants, on est passé de 3 à 1 seul boucher !!! Dans nos fermes, faute de valoriser les « bons animaux », on nous a poussé à produire toujours plus, nous faisant croire qu'on gagnerait plus... Les cours des animaux en ferme se sont alignés inexorablement sur ceux des plus mauvais, à de rares exceptions près. Cela était encouragé par les économistes et les politiques et a conduit à une multitude de scandales. On a même mis de la viande de cheval dans des steaks hâchés « pur bœuf »... Et si on se projette, la viande cellulaire pourra y trouver facilement toute sa place !
La « PAC » des années 1960 :
En 1960, l'Europe des 6 était déficitaire sur le plan agricole. Le souvenir des tickets de rationnement, la guerre froide, la dépendance aux USA faisaient de la souveraineté alimentaire un enjeu partagé au niveau européen. Ainsi est née la PAC, Politique Agricole Commune, longtemps la seule politique vraiment commune. En simplifiant à outrance, disons que bon an mal an, il y avait au niveau européen un prix minimum des produits agricoles, lait, viande, blé... Pour être gagnant, il suffisait aux agriculteurs d'avoir un coût de production inférieur à ces prix garantis. Les progrès techniques déjà évoqués permettaient des gains de productivité considérables. Mais elle a trop bien fonctionnée et dès les année 1980, les stocks d'état débordaient, coûtant de plus en plus chers. Des mesures ont été prises pour limiter la production, comme les quotas laitiers en 1984 ! Une seule exploitation de notre commune en a bénéficié tandis que les autres se voyaient interdire de produire et vendre du lait... Cette mesure a eu des conséquences énormes, incitant à toujours plus de spécialisation. La seule porte de sortie non régulée alors, était la production de fromages de chèvre...
Le « marché commun » a eu une autre conséquence majeure. Après 1970, les italiens sont venus acheter massivement les animaux mâles maigres, dès l'âge de 8 ou 9 mois, pour les finir avec le maïs de la plaine du Pô. Avec cette nouvelle demande, on a augmenté le nombre de vêlages, souvent en abandonnant la finition. Cela a été mon cas, où après 1996, je n'ai plus fini de mâles sauf les taureaux reproducteurs de réforme.
La réforme de la PAC de 1992 :
Virage à 180°, la PAC 92 remplace l'intervention des états sur les marchés européens par une aide directe à la ferme ! On abandonne un prix minimum garanti pour aller sur le prix mondial, théoriquement compensé par des subventions. Celles-ci, basées sur une référence historique et non sur un projet prospectif, ont figé les systèmes de production, condamnant soit à l'agrandissement, soit à l'intensification pour évoluer, engendrant une course au vêlage et aux subventions. Les conséquences induites de la réforme sont énormes. Par exemple, nos fermes à rendements faibles en céréales se sont retrouvées très pénalisées, d'où l'abandon de cultures de céréales au profit de l'élevage. J'ai ainsi réduit de 30% ma sole labourée pour éviter le gel obligatoire qu'il m'aurait fallu appliquer. Je ne concevais pas que je doive détruire des végétaux qui auraient pu nourrir mes animaux lorsque je pouvais manquer de nourriture pour eux en été et de devoir alors les acheter ! Cela a eu des conséquences considérables sur l'autonomie alimentaire de nos exploitations.
Cette réforme a été accompagnée d'un plan de préretraite qui a provoqué un départ massif de population active de nos campagnes. Pour tenir le choc face à cette disparition de main d’œuvre et de perte de rentabilité, nous nous sommes encore plus spécialisés... J'ai alors choisi d'alléger la charge de travail en renonçant à la culture de maïs. J'ai abandonné les moutons à cette période et j'ai équipé mes stabulations de caméras pour la surveillance des animaux l'hiver...
L'autre effet pervers des aides directes a été de devoir subir les critiques faciles des sommes touchées sans se rendre compte qu'elles venaient alimenter une baisse des prix de l'alimentation en sauvegardant les moyens de production. Certains de nos proches les considéraient comme de « l'argent de poche".
Cette rupture entre l'agriculteur et la société se révèle au grand jour avec « la maladie de la vache folle ».
En 1996. En quelques heures, nous sommes passés de la fierté et la noblesse du métier consistant à nourrir la population à un statut de profiteur, voir d'empoisonneur ! Même dans nos villages, la suspicion s'est insinuée. Ne participant plus aux travaux des champs en été, ne venant plus s'approvisionner sur place, perdant des bouchers et les éleveurs étant de moins en moins nombreux nous avions perdu trop de relais d'opinion Il devint évident que le lien entre agriculture et société était rompu. Cela s'est traduit par une défiance réelle savamment entretenue depuis par certains médias nationaux, puis sur les réseaux sociaux par des groupes anti élevage ou anti progrès, très minoritaires mais très influents. Les mouvements végétariens puis végan sont alors sortis de l'ombre et se sont affichés au grand jour... Ils servent aujourd'hui la cause de l'agriculture cellulaire qui est aux antipodes du naturel!
Cette défiance a brisé une règle d'or du monde agricole ; la valeur de la parole donnée. Entre nous, elle était suffisante. Si sur le plan local, elle garde sa valeur, elle ne peut suffire aux citadins. Si un boucher pouvait s'engager en donnant le nom d'un éleveur, une barquette reste impersonnelle. Il a fallu mettre en place une nouvelle traçabilité. Pour répondre à la défiance, l'administration a exigé de nous de prouver par écrit nos bonnes pratiques. J'ai donc basculé à cette période vers l'enregistrement informatique de mon activité agricole. Cela aurait pu être un progrès commercial, comme je l'ai toujours défendu depuis. On aurait pu en faire un atout pour différencier nos produits en rendant réellement lisibles les étiquettes sur les origines et méthodes d'élevage. Malheureusement, la logique industrielle de l'agroalimentaire a été inverse, Elle lui a servi d'assurance lors des crises suivantes, sans rémunérer les producteurs des nouvelles contraintes. Le bon côté est que c'est une garantie sanitaire pour les consommateurs. Mais elle reste trop vague, ne précisant pas systématiquement sexe, race, âge voir alimentation ou conditions d'élevage.. Ce refus de segmenter le marché ne nous a pas protégé de nouvelles crises dont la seconde crise de l'ESB en 2000, doublée de l'épidémie de fièvre aphteuse en Grande Bretagne. Les bûchers anglais gigantesques ont choqué éleveurs et population. Cette gestion administrative et radicale de ces crises sanitaires interrogeait. On a commencé à parler de bien-être animal.
Certains ont utilisé le terme d'élevage industriel, pour remettre en cause la recherche de gains techniques à tout prix, quelques soient les techniques employées. Des signaux précurseurs nous avaient déjà été envoyés lors du scandale des veaux aux hormones en 1980 où l'Europe s'était ensuite démarquée des USA. Nous les avions ignorés en se tenant à l'écart de la communication sur nos métiers. Je retiens de toutes ces crises sanitaires et des scandales suivants (que je n'ai pas la place de d'énumérer) qu'enfermés dans nos fermes, nous n'avons pas su anticiper la conséquences de la déconnexion de l'agriculture et la population citadine. Sans doute trop sûrs de nous ?
La nature change elle aussi :
La canicule de 2003 marque un nouveau virage majeur. Après la sécheresse historique de 1976, nous pensions être à l'abri pour quelque temps d'un aléas climatique majeur. En juin 2003, puis tout au long de l'été et de l'automne, les prés sont « brûlés » ! L'opération « paille » que nous organisons, ira chercher 65000 tonnes en Picardie, rapatriées en 3 mois. Avec toutes les transactions privées à côté, ce sont probablement au moins 100 000 t de fourrages et des dizaines de milliers de tonnes d'aliments complémentaires indispensables qui ont été nécessaires pour sauver nos troupeaux rien que pour la Saône et Loire. Les prémices du réchauffement climatique venaient de frapper et de démontrer l'extrême vulnérabilité du système d'élevage promu jusque là. Les événements climatiques s'enchaînent depuis, confirmant qu'il faut adapter les techniques. Là encore la réponse des agriculteurs est très rapide. La recherche de l'autonomie alimentaire des fermes revient à la mode, même si certains fournisseurs et une partie de l'agroalimentaire persistent à préconiser le contraire.
La sagesse de nos anciens, que me rappelait souvent mon père, préconisait « d'avoir toujours un fenil d'avance ! » La recherche de gain de productivité immédiat a banni les stocks , « trop coûteux » aux yeux de tout banquier. On nous a obligé de gérer nos fermes en flux tendus, en achetant ce que nous ne produisions pas les années déficitaires pour nourrir toujours plus de vaches. Car faute de prix rémunérateurs, la seule solution pour financer les investissements en matériel et les bâtiments à mettre aux normes imposées, était d'augmenter le nombre de vaches et d'accélérer la croissance des animaux pour les vendre de plus en plus jeunes. Tout était basé sur les résultats des bonnes années, sans marge de réserves pour les aléas... Ce n'est pas une exclusivité agricole, cela s'applique à tous les secteurs productifs de l'économie. C'est un des principes de la mondialisation qui laisse penser qu'on trouvera toujours, si besoin, les biens nécessaires ailleurs dans le monde. On fait croire qu'on ne peut manquer de rien, à l'instar de la gestion des masques avant la COVID...
Les marchés des produits agricoles sont ouverts depuis les années 2000 aux spéculateurs, c'est à dire à des personnes qui n'ont pas d'échanges physiques des marchandises. Ainsi, le prix des denrées n'est plus uniquement le fruit d'une transaction entre producteurs et transformateurs ou distributeurs, mais est orienté depuis des salles de marchés financiers, se matérialisant par un indice sur quelques rares places boursières. Toutes les transactions sont ensuite indexées sur cet indicateur qui évolue au grès d'informations mondiales. Bien géré, un stock est un vrai régulateur face aux marchés, il affranchit de l'obligation d'acheter à un prix déconnecté du coût de production sous la contrainte soit d'un risque de pénurie, soit de surproduction. Ce faisant, il limite l'impact de la spéculation en limitant la perspective de bénéfices juteux. On ne prenait pas en compte le financement des stocks des exploitations dans les plans récents d'accompagnement agricole qui devaient se financer uniquement sur la trésorerie. Il aura fallu attendre les années 2017 ou 2018 pour que les bâtiments de stockage des fourrages soient enfin soutenus. En effet, sous la pression justifiée de la société pour le bien-être animal, notre administration s'était uniquement arc-boutée sur la surface disponible par animal dans les stabulations, sans tenir compte de la capacité à bien nourrir ces derniers, la base pourtant de ce bien-être.
Mais la principale raison sociétale qui prévaut depuis les années 60 à l'orientation agricole de notre pays est le pouvoir d'achat de chacun.
Panem et circenses ( littéralement « du pain et des jeux du cirque »), telle est la politique de notre société ! Au sortir de la guerre, 40 % du budget des ménages était consacré à l'alimentation. Aujourd'hui, il oscille entre 10 et 15 % selon les modes de calcul, et surtout le niveau de revenus. Cet écart nous a permis, à nous tous citoyens, d'avoir accès à quantités de dépenses nouvelles, comme les loisirs ou la téléphonie par exemple. On ne peut que s'en réjouir. Mais, les réactions sociétales suite à l'inflation alimentaire actuelle le démontrent, on est sans doute arrivé à un seuil. Les gains de productivité potentiels semblent de plus en plus limités, voir négatifs par l'interdiction de certaines pratiques. La situation de l'agriculture française est en trompe-l’œil puisqu'on produit plus par travailleur agricole, mais moins au global. L'envolée des prix de l'énergie , des denrées nécessaires, du matériel agricole ou des bâtiments , toujours soumis à des normes plus contraignantes amenuise les espoirs de gain quand elle ne rend pas la production impossible... Tout ceci alors que chacun d'entre-nous, en tant que consommateur, ne veut pas dépenser plus pour l'alimentation. Pour ne pas rogner sur le reste, on n'imagine pas que ce poste de dépense ne continue pas de baisser! Quand nos produits ne "passent" plus, on importe !
D'où le malaise agricole actuel. Surtout quand le discours des grandes surfaces, à grand renfort de publicité, tourne toujours autour de la guerre des prix, comme si le but final pouvait être que les producteurs puissent produire pour 0 € ! Surtout quand on évoque l'élevage comme principale cause du réchauffement climatique, alors que nos prairies sont stockeuses de CO2, ce qui rend nos systèmes de production à l'herbe quasi neutres ! Surtout quand le verdissement de la PAC ne cesse de lier de plus en plus les subventions à des contraintes environnementales. Acceptables si les produits importés avaient les mêmes exigences, elles créent une concurrence déloyale au nom de la sauvegarde du pouvoir d'achat et du profit des grands commerçants ! Surtout qu'ayant perdu tout influence sur le prix de nos produits, on nous oblige à quémander des aides supplémentaires que le budget de l'état ne peut pas supporter !
Il en découle une pyramide des âges très défavorable et un renouvellement des générations insuffisant. Le troupeau de vaches a déjà diminué de 15 % en 5 ans. La situation est préoccupante. Pourtant, je reste optimiste pour l'avenir de notre territoire car il y a des pistes d'adaptation, à quelques conditions. J'espère un sursaut pour que l'administration redevienne source de conseils et de soutien, et non une donneuse d'ordres, sanctionnant à tout va pour se dédouaner de toute responsabilité en cas de contre-temps. Il faudra bien un jour redonner plus de crédit à la compétence et à l'initiative individuelle que de se retrancher derrière une réglementation outrancière. La recherche permet l'innovation. Cette dernière sera la seule solution d'adaptation de nos campagnes aux nouveaux défis, comme cela a toujours été le cas. A condition de faire confiance aux femmes et hommes de nos territoires qui devront, non pas la décréter ou l'interdire en discours, mais la mettre en œuvre avec bon sens. La diversification reste un levier important à condition de créer de nouveaux écosystèmes locaux.
Si j'avais 20 ans, je choisirai à nouveau sans hésiter ce métier.
Je le pratiquerais autrement que je ne l'ai fait grâce aux nouvelles connaissances, technologies et nouvelles alternatives qui ouvrent des perspectives enthousiasmantes...
J'ai le regret, durant mon engagement professionnel, de ne pas avoir été assez convainquant sur les conséquences des choix politiques, pourtant évidentes.
Tout comme de ne pas avoir été assez convainquant lorsque je dénonçais les stratégies «tout minerai » de l'agroalimentaire et leur refus d'investir en parallèle dans des filières de qualité ...
Et de ne pas avoir été assez convainquant auprès de la population sur le fait que la gestion de notre pouvoir d'achat individuel et nos choix de consommation ont une incidence directe sur notre territoire et son devenir!
Henri GUILLEMOT, novembre 2023
testament_pro
J'ajoute juste, au regard des manifestations agricoles actuelles dans toute l'Europe, que je ne crois pas que le repli agricole des états soit la solution, mais au contraire qu'une nouvelle PAC, d'application uniforme dans tous les états est nécessaire. Nous disions souvent dans les réunions, que l'Europe ne pourra pas avancer s'il n'y a pas d'harmonisations sociale et fiscale ! A laquelle on peut ajouter aujourd'hui énergétique et écologique... (cf. l'exemple des centrales d'achats françaises qui choisissent de se délocaliser en fonction de la législation d'autre pays, plus favorable pour elles !)